Éprouver
le jour et la nuit


À l’atelier.


Je suis assise, en observation, et, dans des moments qui ne sont pas prémédités, je mabandonne, soudain tenue dans la plus grande immobilité
par je ne sais
quelle force, à observer les mouvements de la nuit qui viennent recouvrir le jour.

Je comprends que je ne vais plus bouger, que je ne vais plus agir, jusqu’à ce que je sois dans l’obscurité. Loin de la passivité, ces moments sont des temps d’observation qui demandent la plus grande attention. Espace et temps se mélangent. Ce qui m’environne semble changer d’échelle et de nature, devenant indéfini et poreux. Le silence qui n’existe jamais disperse des traces de mouvements au loin. Un chien aboie. Une voiture sur une route voisine. Le chant d’un merle. Un avion qui transporte des femmes et des hommes dans le ciel. Je me surprends à prier pour n’entendre ni le bruit d’un pas qui viendrait, ni le son d’une voix. Car ce que je perçois c’est une onde naissante qui m’enveloppe et se diffuse, à l’image des cercles qui se dessinent autour du caillou tombé dans l’eau. Et pour rien au monde je ne voudrais que l’onde, qui a besoin de temps pour s’épanouir, vienne à se briser sur une parole ou sur un geste que je serai obligée de faire. Je l’observe, ou plutôt je l’éprouve, depuis son centre, dans sa géométrie parfaite, curieuse de voir jusqu’où elle peut s’étendre. C’est vertigineux. Cela peut donner des frissons. Aussi il n’y a pas deux instants pareils. Je perçois que la lumière est un phénomène. Je me sens complice avec le mouvement des astres qui semblent se pencher vers mon immobilité avec consentement. Il y a des questions qui surgissent, que je laisse passer. Elles pourraient me faire perdre l’onde. Je me réjouis de les laisser de côté, sans malice, mais avec à l’esprit qu’elles me remercieront plus tard de les avoir laissées sans réponse. Car elles aussi ont besoin de silence maintenant. Elles vont rester là, elles vont grandir. Jusqu’à se faire sentir immenses. Alors je vais sentir que les réponses pourraient être immenses. Mais je vais quand même préférer ne rien faire. Surtout ne pas bouger. Souvent dans ces moments-là, le soleil perce en certains endroits et chaque parcelle de lumière qui apparait sur les murs est une portion d’infini. Oui, pour les réponses on verra plus tard.

Puis, si je tiens bon, et si rien ne vient briser l’onde qui gagne, non pas du terrain, mais une certaine ampleur, une certaine chaleur, vient le moment qui me surprend toujours le plus. On l’appelle « entre chiens et loups ». Cela se produit si lentement que je devrais le voir arriver. Mais à chaque fois c’est un étonnement. Tout est méconnaissable sans que rien ne semble s’être passé. Les couleurs ont été avalées par le jour. Il devient impossible de faire la différence entre le rouge et le vert. Bleu, voilà. Tout est devenu bleu. Bleuâtre... Grisâtre. Je distingue encore les formes de ce qui m’entoure, puis de plus en plus difficilement. Quelques contours persistent, s’estompent. Mon regard se rend à l’évidence.


Il se rend.


Je suis dans l’obscurité.


Je crois que ce que je cherche depuis toujours dans la peinture est lié au trouble que je ressens à éprouver ce mystère.


Hélène Latte
mars 2022