Quand j’ai rencontré la peinture d’Hélène Latte la première fois, une chose m’a marqué.
C’était en 2006, j’avais 22 ans et j’étais étudiant en 3eannée d’Histoire de l’Art à l’Université de Clermont-Ferrand. Durant cette dernière année de licence, je devais effectuer un stage. Alors que mes camarades semblaient préférer les chantiers de recherches archéologiques, j’ai eu la chance d’effectuer mon stage aux Salles Jean Hélion de La Ville d’Issoire, où avaient lieu des expositions d’art contemporain (jusqu’à son terrible incendie en janvier 2019). Durant ce stage, j’ai eu pour mission principale de faire la médiation de deux expositions. Alors que je ne me souviens même plus du nom du premier artiste, l’exposition d’Hélène Latte m’a marqué.
Ce qui m’a marqué, c’est qu’Hélène semblait prendre du plaisir dans sa peinture, et dans le fait d’en parler et de partager son expérience de peintre. Et encore mieux, sa peinture produisait un impact assez étonnant chez les spectateurs. Quelque chose du même ordre que le sourire provoqué par le passage devant la vitrine d’une pâtisserie (d’un magasin de jouets, d’un fromager ou d’une concession auto selon ce que vous préférez). Les spectateurs semblaient enjoués et heureux devant ses toiles. Je découvrais soudain que l’art pouvait être joyeux, agréable et presque insouciant en fait. Jusqu’alors je n’avais jamais pensé l’art en termes de joie ou même d’impact émotionnel. Pour un étudiant de 22 ans, qui subissait de manière hebdomadaire des séances de 4h de cours sur l’horlogerie de la Renaissance ou les fêtes galantes d’Antoine Watteau, je peux vous dire que ce fut un choc, et un de ceux qui sont positifs.
La peinture d’Hélène à bien sur évolué depuis 2006 mais elle garde cette énergie et cet impact visuel qui donne le sourire. Au fil des ans, l’artiste a développé un langage pictural unique qui se reconnait immédiatement. Si vous avez vu une fois une toile d’Hélène Latte, vous reconnaitrez toutes les prochaines que vous verrez, sans même avoir besoin de précisions sur l’artiste. En effet, ses peintures possèdent une construction spécifique que l’on retrouve toile après toile. C’est une peinture qui se développe sur trois niveaux minimums : un fond lisse, souvent d’une couleur plutôt discrète ou éteinte (gris, vert, beige), des formes plutôt organiques, indistinctes (des « formes flaques » comme elle les appelle) plus colorées et présentes ; puis enfin des formes géométriques assez simples (points, carrés, lignes, etc.) et lisses mais de couleurs fluorescentes, tranchantes. Trois Plans ou trois groupes très différents donc, qui se rencontrent et s’entrechoquent sur la toile de manière assez dynamique pour un résultat éclatant.
Quand je dis « éclatant », c’est pour ne pas dire explosif, voire dissonant. En effet, malgré ses aspects esthétiques indéniables, la peinture d’Hélène Latte n’est pas une jolie peinture de salon. C’est une peinture presque irregardable ! Le fluo vous accroche l’œil et vous emmène dans une lutte visuelle où il se dispute avec le fond et les différentes formes. Certaines tonalités résonnent si fortement en rapport à d’autres que l’œil a du mal à les regarder sans qu’il ne se produise une sorte de bourdonnement rétinien. Il faut voir cela « en vrai » pour le comprendre, mais la peinture d’Hélène Latte a un aspect rentre-dedans, presque provocateur ! C’est une peinture du trouble, de l’éblouissement. Pour paraphraser La Rochefoucauld, on pourrait dire avec ironie que « le soleil, ni la mort, ni la peinture d’Hélène Latte, ne se peuvent regarder fixement ».
Si je devais faire une comparaison musicale (pour rester dans un autre domaine qu’affectionne particulièrement l’artiste), je dirais que ces toiles sont punks. Bon, disons électro-punks, pour les situer dans un courant plus récent. Avec son énergie et ses dissonances, cette peinture vous attrape et vous secoue comme si vous étiez dans la fosse d’un concert bien agité. Ce n’est pas une jolie peinture, dans le sens de « facile à regarder », ou même « facile à vivre ». C’est une peinture qui dégage une telle énergie qu’elle vous demande des efforts. C’est tout cela qui fait le charme et la force de cette peinture. Dans la nature, les animaux qui arborent une couleur qui saute aux yeux (grenouilles vert fluo, serpents jaunes, araignées rouges) sont souvent très dangereux voire mortels. La couleur prévient le futur agresseur du potentiel danger. Je n’irais pas jusque-là avec ses tableaux, mais enfin, vous voilà avertis ! Les vibrations qui s’opèrent entre les couleurs et les formes ne laissent pas indemne.
On pense souvent à tort que la peinture abstraite est moins construite, moins complexe que la peinture figurative. Comme s’il suffisait de jeter sur la toile formes et couleurs sans se soucier du résultat (certains le font, sans aucun résultat effectivement). Il n’en est rien, la peinture abstraite, surtout à composante géométrique (pour l’opposer à une abstraction expressionniste ou le geste est plus libre, plus rond, davantage soumis à des aléas) est un travail incisif, d’une précision redoutable et qui ne souffre aucune approximation. Je pense souvent en parlant d’abstraction à l’assertion latine « ordo ab chaos » (l’ordre naît du chaos). Si l’on se réfère à cette idée, dans le domaine de l’art, je pense que les peintres abstraits dominent complètement ce chaos. Et la peinture d’Hélène Latte illustre parfaitement ce chaos contrôlé, maîtrisé, de sorte à créer une certaine harmonie.
Car aussi déroutante puisse-t-elle-être pour l’œil, la peinture de l’artiste reste attirante. Ce n’est pas là sa seule contradiction. Gardons à l’esprit que le travail de peintre, n’est pas un travail de séduction. C’est une croyance bien ancrée, mais il faut tordre le cou aux idées reçues. La peinture n’est pas une décoration et elle s’encombre autant de la notion de beauté qu’un triathlète d’une chaise longue. C’est pour cela que j’insiste sur le côté grinçant des toiles d’Hélène Latte. On peut produire des images sans chercher à séduire absolument et avoir tout de même un résultat d’une beauté certaine. J’aurais presque envie de dire une beauté brute, grinçante. On est ici dans une esthétique de la dissonance, ou l’organique lutte contre la mécanique et le digital contre le numérique. C’est une peinture qui met le spectateur à distance et qu’on ne peut finalement jamais saisir complètement. On parle souvent de certaines œuvres d’art comme des artefacts qui posent des questions (et qui n’apportent, d’ailleurs, jamais de réponses). De fait, il me semble que la peinture d’Hélène est plus une énigme qu’une question.
Selon la luminosité et notre état d’esprit, les effets que produisent ces œuvres sur nous sont différents et ce sont ainsi des toiles assez vivantes. L’artiste peint sur deux formats très éloignés (soit des toiles de plus de 2mx2m, soit des petits panneaux de bois d’environ 40x30cm) et la force des propositions reste étonnamment la même malgré la différence de taille. Grands et petits formats produisent la même énergie, la même tension oculaire. Les petites peintures sont prétexte à des jeux, sortes de partition où elles peuvent s’agencer différemment et créer ensemble de nouvelles entités plus importantes. Ce sont des galaxies ou des familles, même si elles peuvent aussi exister seules. Les toiles les plus grandes, quant à elles, submergent le spectateur. Elles sont d’ailleurs un peu plus hautes qu’un humain de taille moyenne, mais sans être intimidante pour autant. Cette taille est assez rassurante pour oser s’en approcher et assez impressionnante de près pour s’y perdre, s’y sentir submergé.
Il y a quelques années, j’avais imaginé un terme pour certains peintres avec lesquels je travaillais : l’Abstraction Excessive. Cette dénomination définissait une peinture esthétiquement séduisante mais visuellement complexe, qui dépasse entièrement les limites de la toile. Une peinture qui vous explose au visage, qui vous prend aux tripes et qui est en excès permanent. C’est peu dire que le travail d’Hélène Latte entre tout à fait dans cette catégorie, très subjective, de l’Abstraction Excessive. J’ai toujours aimé la peinture qui vous met un uppercut visuel, et qui vous laisse un peu groggy mais heureux. Le travail d’Hélène Latte remplit ce rôle à la perfection !
Alexandre Roccuzzo
octobre 2022