Mon travail pictural questionne le geste de peindre. Cela m’intéresse particulièrement aujourd’hui, à l’heure où la fonction de la peinture est source d'interrogations, et où la peinture elle-même est bousculée par l’émergence de nouveaux outils de captation et de fabrication d'images. Ma préoccupation se centre sur l’idée de faire émerger dans le monde sensible, par la peinture, par ce geste humain ancestral, de nouvelles visions qui viendraient questionner notre regard en jouant avec les codes de l’environnement visuel numérique à l’intérieur duquel nous évoluons tous aujourd’hui. Monter un châssis, tendre une toile, apprêter la toile sont les gestes premiers, hérités de la peinture classique, sortes de préliminaires avec l’histoire de la peinture, par lesquels commence toujours, pour moi, la réalisation d’une peinture. Ce qui vient se plaquer sur la toile sont des « visions physiques », hybridations de réminiscences numériques et de constructions d’objets visuels géométriques qui interagissent et circulent suivant l’impulsion d’un vide ou du vide. Il est peut-être ici question de la dématérialisation d’un sujet. Ou bien ce sont les traces d’un pas de danse entre des abscisses et des ordonnées.
Hélène Latte
2022
Éprouver
le jour et la nuit
À l’atelier.
Je suis assise, en observation, et, dans des moments qui ne sont pas prémédités, je m’abandonne, soudain tenue dans la plus grande immobilité
par je ne sais quelle force, à observer les mouvements de la nuit qui viennent recouvrir le jour.
Je comprends que je ne vais plus bouger, que je ne vais plus agir, jusqu’à ce que je sois dans l’obscurité. Loin de la passivité, ces moments sont des temps d’observation qui demandent la plus grande attention. Espace et temps se mélangent. Ce qui m’environne semble changer d’échelle et de nature, devenant indéfini et poreux. Le silence qui n’existe jamais disperse des traces de mouvements au loin. Un chien aboie. Une voiture sur une route voisine. Le chant d’un merle. Un avion qui transporte des femmes et des hommes dans le ciel. Je me surprends à prier pour n’entendre ni le bruit d’un pas qui viendrait, ni le son d’une voix. Car ce que je perçois c’est une onde naissante qui m’enveloppe et se diffuse, à l’image des cercles qui se dessinent autour du caillou tombé dans l’eau. Et pour rien au monde je ne voudrais que l’onde, qui a besoin de temps pour s’épanouir, vienne à se briser sur une parole ou sur un geste que je serai obligée de faire. Je l’observe, ou plutôt je l’éprouve, depuis son centre, dans sa géométrie parfaite, curieuse de voir jusqu’où elle peut s’étendre. C’est vertigineux. Cela peut donner des frissons. Aussi il n’y a pas deux instants pareils. Je perçois que la lumière est un phénomène. Je me sens complice avec le mouvement des astres qui semblent se pencher vers mon immobilité avec consentement. Il y a des questions qui surgissent, que je laisse passer. Elles pourraient me faire perdre l’onde. Je me réjouis de les laisser de côté, sans malice, mais avec à l’esprit qu’elles me remercieront plus tard de les avoir laissées sans réponse. Car elles aussi ont besoin de silence maintenant. Elles vont rester là, elles vont grandir. Jusqu’à se faire sentir immenses. Alors je vais sentir que les réponses pourraient être immenses. Mais je vais quand même préférer ne rien faire. Surtout ne pas bouger. Souvent dans ces moments-là, le soleil perce en certains endroits et chaque parcelle de lumière qui apparait sur les murs est une portion d’infini. Oui, pour les réponses on verra plus tard.
Puis, si je tiens bon, et si rien ne vient briser l’onde qui gagne, non pas du terrain, mais une certaine ampleur, une certaine chaleur, vient le moment qui me surprend toujours le plus. On l’appelle « entre chiens et loups ». Cela se produit si lentement que je devrais le voir arriver. Mais à chaque fois c’est un étonnement. Tout est méconnaissable sans que rien ne semble s’être passé. Les couleurs ont été avalées par le jour. Il devient impossible de faire la différence entre le rouge et le vert. Bleu, voilà. Tout est devenu bleu. Bleuâtre... Grisâtre. Je distingue encore les formes de ce qui m’entoure, puis de plus en plus difficilement. Quelques contours persistent, s’estompent. Mon regard se rend à l’évidence.
Il se rend.
Je suis dans l’obscurité.
Je crois que ce que je cherche depuis toujours dans la peinture est lié au trouble que je ressens à éprouver ce mystère.
À la surface des Horizons
À propos de l’exposition
Pourtant les premières étapes du processus artistique d’Hélène Latte semblent, à bien des égards, se détourner à la fois du réel et de la peinture. Il suffit de penser à la base de données utilisées pour s’en convaincre, avant de s’en servir l’artiste archive en effet un ensemble de formes numériques travaillées sur un des logiciels les plus répandu pour le traitement de l’image, Adobe Photoshop pour ne pas le nommer.
Voilà une des premières choses à saisir, une des dimensions du travail présenté réside dans cet usage de l’écran et de ce qu’il produit en termes d’images. Les tableaux d’Hélène Latte seraient donc des écrans où s’ouvrent diverses fenêtres, ils seraient des matrices à l’instar des « images matrices » présentes dans toutes formes de représentation numérique.
Disons le tout de go, nous ne pouvons nous limiter à cette approche, utile mais pleine de lacune. Ce qui est accompli là est bien plus complexe ou disons au fond, bien plus simple car l’écran dont il est question, c’est une toile. Une toile tendue par l’artiste elle-même ce qui en dit long sur sa discipline à entendre de deux façons différentes. Hélène Latte est disciplinée ; depuis de nombreuses années elle fait l’apprentissage d’une méthode de travail dont la maitrise lui permet de s’extraire petit à petit des obstacles techniques et d’entretenir une relation mécanique, opérationnelle avec la surface de la toile. Cette surface est sa matière, cela il faut le comprendre aussi et sa discipline : la peinture.
Enfant, la visite du Louvre a été une expérience fondatrice. Elle le dit clairement, percevoir, à travers ces galeries de l’histoire de l’art, d’incroyables expressions formelles capables de mettre en profondeur la matière plane de la toile ; l’ont touché. A quel point ? Faudrait-il énoncer à présent des choses à ce point évidentes qu’elles en paraîtraient incongrues ? Hélène Latte peint la peinture, soulignons l’expression pour lui permettre d’exister un peu plus « Hélène Latte peint la peinture » et elle le fait précisément à une époque où la fonction mimétique de la peinture a depuis bien longtemps été remise en cause. Elle le fait à un moment où chaque millimètre de représentation pose question, à l’endroit de leur forme, à l’endroit de leur fonction.
Les tableaux d’Hélène Latte sont d’un réalisme étonnant, non pas par leur figuration, ils ne sont pas là pour ça, le réel ici est une disposition, une manifestation. Il nous saute aux yeux comme autant de formes fluorescentes. Il cherche l’apaisement sous de lourds nuages gris pluvieux. Il joue de la gravité, coule à l’horizontal. Il se compose et se décompose en différentes parties entremêlées, mais autonomes. Les tableaux d’Hélène Latte nous invitent en somme au seuil des horizons portés par la surface de la peinture.