Mon travail pictural questionne le geste de peindre. Cela m’intéresse particulièrement aujourd’hui, à l’heure où la fonction de la peinture est source d'interrogations, et où la peinture elle-même est bousculée par l’émergence de nouveaux outils de captation et de fabrication d'images. Ma préoccupation se centre sur l’idée de faire émerger dans le monde sensible, par la peinture, par ce geste humain ancestral, de nouvelles visions qui viendraient questionner notre regard en jouant avec les codes de l’environnement visuel numérique avec lequel nous évoluons tous aujourd’hui. Monter un châssis, tendre une toile, apprêter la toile sont les gestes premiers, hérités de la peinture classique, sortes de préliminaires avec l’histoire de la peinture, par lesquels commence toujours, pour moi, la réalisation d’une peinture. Ce qui vient se plaquer sur la toile sont des « visions physiques », hybridations de réminiscences numériques et de constructions d’objets visuels géométriques qui interagissent et circulent suivant l’impulsion d’un vide ou du vide. Il est peut-être ici question de la dématérialisation d’un sujet. Ou bien ce sont les traces d’un pas de danse entre des abscisses et des ordonnées.


Hélène Latte
2022




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À la surface des Horizons


À propos de l’exposition "Le vertige des parallèles"


Voir apparaître des formes dont l’écriture, l’aspect, semblent aussi familiers et pourtant étrangers peut désorienter. Étrange, cette sensation provoquée par le travail pictural d’Hélène Latte. Est-ce celle d’une peinture figurative qui ne dit pas son nom ? Ses tableaux sont en tout cas d’un « réalisme » étonnant, c’est-à-dire portés par une faculté à exister, à trouver une présence.

Pourtant les premières étapes du processus artistique d’Hélène Latte semblent, à bien des égards, se détourner à la fois du réel et de la peinture. Il suffit de penser à la base de données utilisées pour s’en convaincre, avant de s’en servir l’artiste archive en effet un ensemble de formes numériques travaillées sur un des logiciels les plus répandu pour le traitement de l’image, Adobe Photoshop pour ne pas le nommer.

À l’origine de son invention en 1987, ce logiciel permettait un « affichage » rudimentaire de l’image photographique, autrement dit en anglais un « display ». Rapidement ce logiciel a servi à prendre en charge puis à faire apparaître des images, mais plus fondamentalement à en transformer la nature. Derrière ce « display », ou disons à l’intérieur de lui, se cache une multitude de points (pixels) modifiables. Cette possibilité de création, d’une étendue infinie, a ouvert aux artistes des voies vertigineuses dont l’exploration est encore aujourd’hui en cours.

Voilà une des premières choses à saisir, une des dimensions du travail présenté réside dans cet usage de l’écran et de ce qu’il produit en termes d’images. Les tableaux d’Hélène Latte seraient donc des écrans où s’ouvrent diverses fenêtres, ils seraient des matrices à l’instar des « images matrices » présentes dans toutes formes de représentation numérique.

Disons le tout de go, nous ne pouvons nous limiter à cette approche, utile mais pleine de lacune. Ce qui est accompli là est bien plus complexe ou disons au fond, bien plus simple car l’écran dont il est question, c’est une toile. Une toile tendue par l’artiste elle-même ce qui en dit long sur sa discipline à entendre de deux façons différentes. Hélène Latte est disciplinée ; depuis de nombreuses années elle fait l’apprentissage d’une méthode de travail dont la maitrise lui permet de s’extraire petit à petit des obstacles techniques et d’entretenir une relation mécanique, opérationnelle avec la surface de la toile. Cette surface est sa matière, cela il faut le comprendre aussi et sa discipline : la peinture.

Enfant, la visite du Louvre a été une expérience fondatrice. Elle le dit clairement, percevoir, à travers ces galeries de l’histoire de l’art, d’incroyables expressions formelles capables de mettre en profondeur la matière plane de la toile ; l’ont touché. A quel point ? Faudrait-il énoncer à présent des choses à ce point évidentes qu’elles en paraîtraient incongrues ? Hélène Latte peint la peinture, soulignons l’expression pour lui permettre d’exister un peu plus « Hélène Latte peint la peinture » et elle le fait précisément à une époque où la fonction mimétique de la peinture a depuis bien longtemps été remise en cause. Elle le fait à un moment où chaque millimètre de représentation pose question, à l’endroit de leur forme, à l’endroit de leur fonction.

Les tableaux d’Hélène Latte sont d’un réalisme étonnant, non pas par leur figuration, ils ne sont pas là pour ça, le réel ici est une disposition, une manifestation. Il nous saute aux yeux comme autant de formes fluorescentes. Il cherche l’apaisement sous de lourds nuages gris pluvieux. Il joue de la gravité, coule à l’horizontal. Il se compose et se décompose en différentes parties entremêlées, mais autonomes. Les tableaux d’Hélène Latte nous invitent en somme au seuil des horizons portés par la surface de la peinture.


Martial Déflacieux
30 mars 2022


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à propos de l'exposition collective d'été au Manoir

Centre d’art et de villégiature, Mouthier Haute-Pierre


Au rez-de-chaussée comme à l’étage, Hélène Latte a accroché ses toiles aux fonds monochromes sur lesquelles viennent s’agencer et se superposer, signes graphiques (lignes droites, brisées, cercles) aux teintes vives voire fluorescentes et surfaces traitées en aplats mais non exemptes de sensations volumétriques et texturées.


Ce qui frappe au premier regard, c’est cette alliance entre une composition très structurée (qui évoque par certains côtés les Prouns des années 20 d’

El Lissitzky) et la légèreté, comme la délicatesse, de ce qui nous apparaît comme des notations, des ponctuations, voire des captations sur la surface de la toile.


À la manière d’un collage dont on aurait longuement éprouvé avant que de la fixer, la densité colorée d’un fragment ou l’ajustement plus libre d’une forme, la peinture d’Hélène Latte, tout en glissements semble chercher à nous donner une dernière image possible d’un monde suspendu et encore pleinement ouvert pour le spectateur.


Des teintes mesurées et subtiles se détachent parfois juste du fond. Puis s’esquivent pour laisser place à des éléments en grisaille et en dégradé (on pense à un fragment pris chez Kasimir Malevitch ou Fernand Léger) eux-mêmes ravivés par de petits pans de peinture qui jouent librement avec les traces de coulures ou les gestes du pinceau.


De toute part, des moments de virtualité affirmée (fenêtres et caches associés aux images et aux manipulations informatiques) se mesurent à la matérialité pleine et exploratoire de la peinture.


Et si la densité et la richesse visuelle sont convoquées, elles le sont avant tout au travers d’une série de gestes minutieusement choisis, capables à la fois de déclencher une extrême attention comme de nous laisser emporter dans un délicat abandon.




Pierre-Yves Magerand
juillet 2023



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Une chose m’a marqué !


Quand j’ai rencontré la peinture d’Hélène Latte la première fois, une chose m’a marqué.


C’était en 2006, j’avais 22 ans et j’étais étudiant en 3eannée d’Histoire de l’Art à l’Université de Clermont-Ferrand. Durant cette dernière année de licence, je devais effectuer un stage. Alors que mes camarades semblaient préférer les chantiers de recherches archéologiques, j’ai eu la chance d’effectuer mon stage aux Salles Jean Hélion de La Ville d’Issoire, où avaient lieu des expositions d’art contemporain (jusqu’à son terrible incendie en janvier 2019). Durant ce stage, j’ai eu pour mission principale de faire la médiation de deux expositions. Alors que je ne me souviens même plus du nom du premier artiste, l’exposition d’Hélène Latte m’a marqué.


Ce qui m’a marqué, c’est qu’Hélène semblait prendre du plaisir dans sa peinture, et dans le fait d’en parler et de partager son expérience de peintre. Et encore mieux, sa peinture produisait un impact assez étonnant chez les spectateurs. Quelque chose du même ordre que le sourire provoqué par le passage devant la vitrine d’une pâtisserie (d’un magasin de jouets, d’un fromager ou d’une concession auto selon ce que vous préférez). Les spectateurs semblaient enjoués et heureux devant ses toiles. Je découvrais soudain que l’art pouvait être joyeux, agréable et presque insouciant en fait. Jusqu’alors je n’avais jamais pensé l’art en termes de joie ou même d’impact émotionnel. Pour un étudiant de 22 ans, qui subissait de manière hebdomadaire des séances de 4h de cours sur l’horlogerie de la Renaissance ou les fêtes galantes d’Antoine Watteau, je peux vous dire que ce fut un choc, et un de ceux qui sont positifs.


La peinture d’Hélène à bien sur évolué depuis 2006 mais elle garde cette énergie et cet impact visuel qui donne le sourire. Au fil des ans, l’artiste a développé un langage pictural unique qui se reconnait immédiatement. Si vous avez vu une fois une toile d’Hélène Latte, vous reconnaitrez toutes les prochaines que vous verrez, sans même avoir besoin de précisions sur l’artiste. En effet, ses peintures possèdent une construction spécifique que l’on retrouve toile après toile. C’est une peinture qui se développe sur trois niveaux minimums : un fond lisse, souvent d’une couleur plutôt discrète ou éteinte (gris, vert, beige), des formes plutôt organiques, indistinctes (des « formes flaques » comme elle les appelle) plus colorées et présentes ; puis enfin des formes géométriques assez simples (points, carrés, lignes, etc.) et lisses mais de couleurs fluorescentes, tranchantes. Trois Plans ou trois groupes très différents donc, qui se rencontrent et s’entrechoquent sur la toile de manière assez dynamique pour un résultat éclatant.


Quand je dis « éclatant », c’est pour ne pas dire explosif, voire dissonant. En effet, malgré ses aspects esthétiques indéniables, la peinture d’Hélène Latte n’est pas une jolie peinture de salon. C’est une peinture presque irregardable ! Le fluo vous accroche l’œil et vous emmène dans une lutte visuelle où il se dispute avec le fond et les différentes formes. Certaines tonalités résonnent si fortement en rapport à d’autres que l’œil a du mal à les regarder sans qu’il ne se produise une sorte de bourdonnement rétinien. Il faut voir cela « en vrai » pour le comprendre, mais la peinture d’Hélène Latte a un aspect rentre-dedans, presque provocateur ! C’est une peinture du trouble, de l’éblouissement. Pour paraphraser La Rochefoucauld, on pourrait dire avec ironie que « le soleil, ni la mort, ni la peinture d’Hélène Latte, ne se peuvent regarder fixement ». 


Si je devais faire une comparaison musicale (pour rester dans un autre domaine qu’affectionne particulièrement l’artiste), je dirais que ces toiles sont punks. Bon, disons électro-punks, pour les situer dans un courant plus récent. Avec son énergie et ses dissonances, cette peinture vous attrape et vous secoue comme si vous étiez dans la fosse d’un concert bien agité. Ce n’est pas une jolie peinture, dans le sens de « facile à regarder », ou même « facile à vivre ». C’est une peinture qui dégage une telle énergie qu’elle vous demande des efforts. C’est tout cela qui fait le charme et la force de cette peinture. Dans la nature, les animaux qui arborent une couleur qui saute aux yeux (grenouilles vert fluo, serpents jaunes, araignées rouges) sont souvent très dangereux voire mortels. La couleur prévient le futur agresseur du potentiel danger. Je n’irais pas jusque-là avec ses tableaux, mais enfin, vous voilà avertis ! Les vibrations qui s’opèrent entre les couleurs et les formes ne laissent pas indemne.


On pense souvent à tort que la peinture abstraite est moins construite, moins complexe que la peinture figurative. Comme s’il suffisait de jeter sur la toile formes et couleurs sans se soucier du résultat (certains le font, sans aucun résultat effectivement). Il n’en est rien, la peinture abstraite, surtout à composante géométrique (pour l’opposer à une abstraction expressionniste ou le geste est plus libre, plus rond, davantage soumis à des aléas) est un travail incisif, d’une précision redoutable et qui ne souffre aucune approximation. Je pense souvent en parlant d’abstraction à l’assertion latine « ordo ab chaos » (l’ordre naît du chaos). Si l’on se réfère à cette idée, dans le domaine de l’art, je pense que les peintres abstraits dominent complètement ce chaos. Et la peinture d’Hélène Latte illustre parfaitement ce chaos contrôlé, maîtrisé, de sorte à créer une certaine harmonie.


Car aussi déroutante puisse-t-elle-être pour l’œil, la peinture de l’artiste reste attirante. Ce n’est pas là sa seule contradiction. Gardons à l’esprit que le travail de peintre, n’est pas un travail de séduction. C’est une croyance bien ancrée, mais il faut tordre le cou aux idées reçues. La peinture n’est pas une décoration et elle s’encombre autant de la notion de beauté qu’un triathlète d’une chaise longue. C’est pour cela que j’insiste sur le côté grinçant des toiles d’Hélène Latte. On peut produire des images sans chercher à séduire absolument et avoir tout de même un résultat d’une beauté certaine. J’aurais presque envie de dire une beauté brute, grinçante. On est ici dans une esthétique de la dissonance, ou l’organique lutte contre la mécanique et le digital contre le numérique. C’est une peinture qui met le spectateur à distance et qu’on ne peut finalement jamais saisir complètement. On parle souvent de certaines œuvres d’art comme des artefacts qui posent des questions (et qui n’apportent, d’ailleurs, jamais de réponses). De fait, il me semble que la peinture d’Hélène est plus une énigme qu’une question.


Selon la luminosité et notre état d’esprit, les effets que produisent ces œuvres sur nous sont différents et ce sont ainsi des toiles assez vivantes. L’artiste peint sur deux formats très éloignés (soit des toiles de plus de 2mx2m, soit des petits panneaux de bois d’environ 40x30cm) et la force des propositions reste étonnamment la même malgré la différence de taille. Grands et petits formats produisent la même énergie, la même tension oculaire. Les petites peintures sont prétexte à des jeux, sortes de partition où elles peuvent s’agencer différemment et créer ensemble de nouvelles entités plus importantes. Ce sont des galaxies ou des familles, même si elles peuvent aussi exister seules. Les toiles les plus grandes, quant à elles, submergent le spectateur. Elles sont d’ailleurs un peu plus hautes qu’un humain de taille moyenne, mais sans être intimidante pour autant. Cette taille est assez rassurante pour oser s’en approcher et assez impressionnante de près pour s’y perdre, s’y sentir submergé.


Il y a quelques années, j’avais imaginé un terme pour certains peintres avec lesquels je travaillais : l’Abstraction Excessive. Cette dénomination définissait une peinture esthétiquement séduisante mais visuellement complexe, qui dépasse entièrement les limites de la toile. Une peinture qui vous explose au visage, qui vous prend aux tripes et qui est en excès permanent. C’est peu dire que le travail d’Hélène Latte entre tout à fait dans cette catégorie, très subjective, de l’Abstraction Excessive. J’ai toujours aimé la peinture qui vous met un uppercut visuel, et qui vous laisse un peu groggy mais heureux. Le travail d’Hélène Latte remplit ce rôle à la perfection !




Alexandre Roccuzzo

octobre 2022







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Éprouver
le jour et la nuit


À l’atelier.


Je suis assise, en observation, et, dans des moments qui ne sont pas prémédités, je mabandonne, soudain tenue dans la plus grande immobilité
par je ne sais
quelle force, à observer les mouvements de la nuit qui viennent recouvrir le jour.

Je comprends que je ne vais plus bouger, que je ne vais plus agir, jusqu’à ce que je sois dans l’obscurité. Loin de la passivité, ces moments sont des temps d’observation qui demandent la plus grande attention. Espace et temps se mélangent. Ce qui m’environne semble changer d’échelle et de nature, devenant indéfini et poreux. Le silence qui n’existe jamais disperse des traces de mouvements au loin. Un chien aboie. Une voiture sur une route voisine. Le chant d’un merle. Un avion qui transporte des femmes et des hommes dans le ciel. Je me surprends à prier pour n’entendre ni le bruit d’un pas qui viendrait, ni le son d’une voix. Car ce que je perçois c’est une onde naissante qui m’enveloppe et se diffuse, à l’image des cercles qui se dessinent autour du caillou tombé dans l’eau. Et pour rien au monde je ne voudrais que l’onde, qui a besoin de temps pour s’épanouir, vienne à se briser sur une parole ou sur un geste que je serai obligée de faire. Je l’observe, ou plutôt je l’éprouve, depuis son centre, dans sa géométrie parfaite, curieuse de voir jusqu’où elle peut s’étendre. C’est vertigineux. Cela peut donner des frissons. Aussi il n’y a pas deux instants pareils. Je perçois que la lumière est un phénomène. Je me sens complice avec le mouvement des astres qui semblent se pencher vers mon immobilité avec consentement. Il y a des questions qui surgissent, que je laisse passer. Elles pourraient me faire perdre l’onde. Je me réjouis de les laisser de côté, sans malice, mais avec à l’esprit qu’elles me remercieront plus tard de les avoir laissées sans réponse. Car elles aussi ont besoin de silence maintenant. Elles vont rester là, elles vont grandir. Jusqu’à se faire sentir immenses. Alors je vais sentir que les réponses pourraient être immenses. Mais je vais quand même préférer ne rien faire. Surtout ne pas bouger. Souvent dans ces moments-là, le soleil perce en certains endroits et chaque parcelle de lumière qui apparait sur les murs est une portion d’infini. Oui, pour les réponses on verra plus tard.

Puis, si je tiens bon, et si rien ne vient briser l’onde qui gagne, non pas du terrain, mais une certaine ampleur, une certaine chaleur, vient le moment qui me surprend toujours le plus. On l’appelle « entre chiens et loups ». Cela se produit si lentement que je devrais le voir arriver. Mais à chaque fois c’est un étonnement. Tout est méconnaissable sans que rien ne semble s’être passé. Les couleurs ont été avalées par le jour. Il devient impossible de faire la différence entre le rouge et le vert. Bleu, voilà. Tout est devenu bleu. Bleuâtre... Grisâtre. Je distingue encore les formes de ce qui m’entoure, puis de plus en plus difficilement. Quelques contours persistent, s’estompent. Mon regard se rend à l’évidence.


Il se rend.


Je suis dans l’obscurité.


Je crois que ce que je cherche depuis toujours dans la peinture est lié au trouble que je ressens à éprouver ce mystère.


Hélène Latte      
mars 2022